Perdre le Temps…

C’est un phénomène bien connu, souvent raconté. Le temps de la marche élargit, malmène, distorsionne tous les chronomètres que la vie civilisée nous a peu à peu imposés. C’est l’expérience physique d’une sorte de nouvelle théorie de la relativité appliquée au temps. Une dilatation fantaisiste qui s’amuse de nos repères et malmène nos chronogérances usuelles. Lorsque nous marchons, nous avançons dans le temps, à travers lui – et non plus avec ou contre – selon la régulation de notre cadence. Et comme par une mystérieuse correspondance mathématique, l’attente (d’un train, d’un bus, d’une personne, de la fin d’un orage…), cette “perte de temps“ honnie et bannie par notre humanité active, se vit comme une réjouissance… Toujours un peu courte (quand elle se termine), enfouie sous nos pieds réduits à l’immobilité, l’attente du marcheur est régénératrice, spectacle d’une somme d’efforts récompensés. Elle ne se vit pas contre le temps mais pour lui, à l’image d’une offrande. Elle devient en quelque sorte le temps du temps et désirée tel le moment de l’abandon. Ainsi, quand nous marchons, le plaisir de l’attente – qui va venir – constitue-t-elle une des énergies de la marche.

L’Ambroisie d’un autre Monde

Au-delà des 25 kms, la douleur saisit mon corps d’une nouvelle esthétique.
Je ne regarde plus, je ne chante plus, je ne pense plus… Je me nourris de la souffrance qui envahit mes jambes, grimace mes pieds et taquine mes genoux. Je sais alors à cet instant le bonheur extatique que j’aurais à m’allonger quelques heures plus tard au fond d’un lit douillet ou dans un sac de couchage frigide à qui je redonnerai quelques ondulations…
Le plaisir de cette douleur est extrême mais aussi “ontologique“ parce qu’il lui donne un sens et une… fin !
Et que dire de ces grelottements convulsifs qui, une fois allongé, me saisissent parfois de longues minutes comme si j’étais saisi d’une forte fièvre (alors que ce ne sont que décompensations musculaires…) et m’inondent d’un indescriptible bien-être aux origines probablement bio-chimiques mais aux résonnances quasi-mystiques ? Savoureuse sensation, espérée et guettée comme l’ambroisie divine, mais qui reste capricieuse, soumise aux injonctions d’un autre Monde…

Un Ange est passé !…

Je ne crois pas vraiment aux fantômes ou aux anges… Comme tout un chacun, ensorcelé par nos civilisations ultra-matérialisées.
Difficile d’avouer – même avec toute la bonne volonté possible – que j’ai déjà rencontré fées, elfes et autres figures légendaires des forêts. Soit ! Et pourtant… Les grands champs de forces spirituels qui doivent bien irriguer – qu’on le veuille ou non -notre univers viennent parfois croiser nos pas avec une délicatesse désarmante…

Je me souviens.

Une journée d’hiver, froide, ventée, pluvieuse, brouillardeuse…
Dans un grand massif aux allures lunaires, une longue descente empierrée, calvaire de chevilles…
Le silence, la solitude totale. Soudain, j’arrive à la verticale d’un pas en désescalade de 12 mètres, lisse, sans prise évidente, ni chaines… En bas, une toute petite plate-forme pour “atterrir“ et une mini-sente qui part à gauche en balcon dans la roche… Tout autour de l’à-pic… Je ne me sens pas… Une sourde inquiétude m’envahit. Je me raisonne. Je peux remonter – 2 heures – et basculer sur l’autre versant de la montagne pour rejoindre la ville par une sage piste. Je peux utiliser ma corde même si je ne trouve pas à première vue de point d’accroche solide.
Alors, je reste là, debout immobile, planté comme si j’allais devenir un arbre. J’attends un je ne sais quoi dans ce grand vide minéral où la dernière présence humaine croisée remonte à plusieurs heures. C’est là que, totalement improbable, venu de nulle part ou plutôt des nuages, un jeune adulte en short et tee-shirt aux longs cheveux bruns bouclés surgit, trottinant, puis s’immobilise à mes côtés. Il me dévisage avec un pointe de malice, me salue et me lâche un goguenard mais énergique : – « Eh ben alors ?! » Je reste sans voix pendant qu’il attaque déjà – sûr de lui, le geste précis – le pas et me montre la voie en ralentissant (comme s’il voulait me laisser le temps d’imprimer ses prises et sa manière d’aborder cette petite difficulté).
A peine ai-je le temps de revenir sur terre que je le vois en bas toujours aussi souriant m’apostrophant à nouveau « – Je vous attends ou ça ira ? ». Un poil vexé, j’épuise mes doutes et me lance à mon tour veillant, le plus concentré possible, à suivre sa trace invisible. Quand je pose mes pieds sur la plate-forme aussi content de moi que toujours un peu troublé et que je me retourne avec la volonté de le remercier, plus rien à l’horizon…
Un ange est passé !

Je me souviens encore…

Parti un autre matin d’hiver à l’assaut dans les collines d’une admirable chapelle romane en ruines et oubliée des âges, je décidai de m’accorder, arrivé à ses côtés, un déjeuner frugal. Après quelques recherches, je me décidai pour un petit morceau de terrain en contrebas exposé en plein soleil et disposant d’un morceau de roche bien droit et accueillant sur lequel je pourrai poser mon sac et ma…tête. Repu, je prends le temps de m’allonger pour un “bain“ de soleil aussi serein que silencieux, à peine grisé par la dégustation – raisonnable – d’un rosé de Provence. Au réveil de cette sieste tout en lâcher-prise, je me prends à vouloir en savoir un peu plus sur cette église médiévale et découvre alors sur le guide régional que je suis en fait allongé sur une tombe et que le rocher qui a soutenu ma tête en est la stèle…
En chaque marcheur trottine un pèlerin.
Paix à son âme…

Et encore, je me souviens…

Un jour de premier Printemps tout en pluie soutenue… dans une colline encore inconnue à mes pieds. Je chantai, comme souvent, à tue-tête des extraits un peu brouillons de psaume. Avec une majestueuse envie : rendre grâce à cette pluie pour la joie qu’elle m’apportait. Tout à mon euphorie, je me surpris à me sentir tout-puissant comme si je pouvais faire apparaître d’un seul revers de l’œil ma première volonté. Et alors que je n’avais pas croisé la moindre âme qui vive depuis 6 h, je me dis que j’aimerais bien croiser quelques chevreuils en goguette qui viendraient parfumer ma solitude… Il n’y avait pas 5 minutes que je m’étais rempli de ce cette envie, que je vis débouler à grand galop mais à bonne distance 3 femelles qui traversèrent mon champ de vision.

Ainsi soient-ils !

La sainte liturgie de mon engagement pédestre

Les longues ascensions pour le marcheur-fumeur que je suis demeurent la sainte liturgie de mon engagement pédestre. Et comme pour toute liturgie, j’y respecte des règles (pour ne pas dire des dogmes !) mathématiques : 1 pas à la seconde, 12 minutes de montée, 3 minutes de pause (incluant coup d’œil à l’altimètre…) et ainsi de suite jusqu’au sommet ou à la crête convoités. Cet autre cadencement ne supporte aucune dérogation et s’applique avec la rigueur implacable du chronomètre. Il m’a toujours permis de franchir les dénivelés les plus sévères – y compris au-delà de 3 000 mètres – et de conserver la satisfaction d’une ascension régulière et somme toute maîtrisée.
Toutes les fois où je me suis écarté de cette règle, je me suis vite retrouvé en perdition, les poumons à l’agonie et le cœur hors de contrôle, crachant ma colère dans d’improbables expectorations à déloger un sanglier et brisant mon frère Silence du vacarme de ma respiration haletante…

Ces pélerinages sans Compostelle…

Caspar David Friedrich est vraiment le peintre des randonneurs. Solitude, Ciel et (tout) Petit Homme.
N’importe laquelle de ses toiles nous ramène à ce triangle isocèle.
Nous sommes si petits, enfouis sous ce vaste ciel qui délimite au fusain notre solitude de marcheur. A l’âme, au corps (et à la cheville !), Caspar nous porte. Que l’on soit tour à tour fatigué, endolori, ragaillardi, tout frais-naïf du matin ou extatique, il est le chemin de nos yeux dans ces pélerinages sans Compostelle, celui qui redonne l’envie aux paysages traversés par simple transfiguration. J’aime superposer à un paysage moderne que je traverse, une toile du Caspar. Comme un filtre qui viendrait se poser en douceur entre nos yeux et la réalité extérieure.

Et pour un marcheur au long cours, contempler une simple reproduction de Caspar – même de mauvaise qualité – depuis un décor impersonnel et froid comme un bureau ou une chambre d’hôtel est la première marche du voyage, son premier pas.
Mais si la Nature est l’Homme qui participe de Dieu, quelle place reste-t-il à la Création ?
Cette question « péri-spinozienne », Caspar nous la repose sans cesse avec un mélange de tendresse et un soupçon de candeur… Quitte à voir fondre sur lui les hérauts bien pensants des religions révélées…

Marcher est une Révélation.
C’est l’Etre – déjà – au Paradis, accompli dans le vaste mouvement immobile du Tout.
Je marche, donc j’ai été…
Reste alors à l’Eternité à ne connaître que des contemporains et plus aucun survivant pour paraphraser maladroitement Herman Hesse.

Le Chant des Pistes

Il existe une profonde relation entre le chant et la marche. Les Aborigènes d’Australie avaient parfaitement saisi cette complicité consubstantielle au point de dessiner leur Continent à la lumière de chansons. Bruce Chatwin en a même tiré « Le Chant des pistes », un livre nonchalant et vagabond.

J’éprouve très régulièrement, à ma modeste mesure, cette union entre le langage de nos pieds et celui de notre bouche. Durant une marche, le chant survient quand on s’y attend le moins. A l’assaut d’un ressaut, au terme d’un raidillon, au départ d’une sente, à l’abordage d’une descente… soudain, notre bouche se met au rythme de notre cadence pédestre. Comme si l’un et l’autre se nourrissaient d’un nouveau souffle, exhaleur d’énergies nouvelles et de joies enfantines. Et puisque la solitude de la marche nous désinhibe et autorise tous les excès, le chant se libère, les refrains se succèdent, les mélodies s’entrecroisent – parfois dans une cacophonie de tous les Diables – et si, bien souvent, la mémoire fait défaut et que les paroles se perdent dans les “na na na“, qu’importe !, nos chansons de marcheur qu’elle soient des tubes de notre enfance, des ritournelles paillardes ou des incantations religieuses éclairent notre chemin d’une autre couleur. Alors qu’elles convoquent souvent en nous quelques souvenirs, elles créent à nouveau les conditions d’un nouveau souvenir qui frisera la nostalgie plus tard.
Elles font et défont le lien du temps et s’amusent de notre liberté cheminante.

Et puis parfois, le chant ne vient pas… et inutile de le forcer : les premières paroles se perdraient bien vite dans le silence de cet inconscient chantant et… facétieux. Il faut alors se contenter de la cadence de nos pas, ce rythme ancestral binaire qui nous ramène à notre génome de marcheur-cueilleur bipède, noyé dans les Afriques orientales. A moins… (ou à plus !) que la pluie ne soit du voyage, cette sœur du silence qui vient murmurer voire marmonner à notre imaginaire itinérant…

La pluie…

La pluie, indécise comme la bruine ou farouche comme l’averse nourrie est une compagne féérique qui métamorphose tout notre autour avec parcimonie et délicatesse. N’est-elle pas celle qui change une route goudronnée de campagne en miroir déformant et aligne mille sourires à l’orée de nos pas ? N’est-elle pas une lancinante mélodie qui éteint les bruits du monde d’un écho majeur ?
N’est-elle pas ce filtre diaphane qui aplanit les reliefs de ses brumes ?
La pluie marche avec nous, fidèle, souvent rieuse ; et quand elle remonte à ses antichambres éthérées, ne nous laisse-t-elle pas toujours quelques traces d’elle, éphémère testament qui disparaîtra peu à peu comme une peau de chagrin ?

Et le vent ?…

Le vent est farceur… Avez-vous déjà observé comment se comporte le marcheur quand il le subit ? Il va passer son temps à jouer avec lui et amorcer une véritable partie de cache-cache pour s’en mettre à l’abri quitte à changer d’itinéraire. Car le vent est complice du hasard. Même quand il est solidement orienté, ses lames furètent, désordonnées et capricieuses, et obligent le randonneur à modifier son chemin, ses approches ou ses prises à l’abord d’une vire bien exposée. A l’inconnu de toute marche, même bien étudiée et repérée, le vent ajoute sa touche, rendant toute prévision inutile.
Déconcertant comme un bébé qui pleure à l’issue d’un biberon pourtant rempli à ras-bord, le vent n’écoute que son souffle et jubile à nous voir le maudire, chanceler, tituber, nous agripper, tenter de nous protéger d’une main ou d’une bâche de K-Way, chercher obstinément le vallon encaissé ou le rocher protecteur. Le vent nous détourne et à ce titre, il est un compagnon de voyage, certes encombrant mais si généreux. Il faut le laisser prendre le contrôle de nous-mêmes, nous dépouiller de tous nos projets et nous forcer à ce qui ressemble par bien des égards à du lâcher-prise.
Le vent est un hymne rythmée à la liberté qui m’a obligé bien souvent à porter mon regard à l’ailleurs.
Si on l’accepte comme un ami cheminant, il devient à la fois un hôte et un guide, érudit à nous étourdir.

L’avenir se dessine d’abord avec ses pieds

La marche est aussi une Sœur d’éducation pour toute notre vie.
Car elle nous apprend à nous rendre, à nous accepter faible, impuissant… simple marcheur. Elle nous l’apprend sans violence mais avec persistance. Quelle leçon ai-je pris un bel après-midi de juillet alors que je visais un 3 300 m dans les Alpes suisses et par là-même mon record de dénivelé positif ! Après 3 h 30 de montée soutenue, le dernier sentier – sportif avec vires, ressauts et à pics très vertigineux – fut mon calvaire, heureusement inachevé. Alors que je dépassai les 3 000 sous un soleil de toute raideur, je commence à ressentir des vertiges. Ayant déjà connu ces symptômes en altitude, je cherche d’abord à me rassurer et à oublier mes jambes qui tremblent. A ces instants pourtant, je refuse de rendre les armes et choisis des pauses très fréquentes sans m’asseoir. Puis alors que la sente devient aussi étroite que le vide autour de moi, envahissant, je suis pris de panique… Et si jamais je m’évanouissais ? Alors, je chuterais sans nul doute 800 mètres plus bas. L’angoisse m’étreint et les nausées s’invitent. J’essaye encore, devine le sommet qui me tend ses épines de roche à une dizaine de minutes, devine quelques larmes et soudain, je me rends… Je m’allonge en sécurité. J’ai l’après-midi pour redescendre… et repenser à ce fameux Sisyphe qu’il faudrait imaginer heureux.
Et que dire de cette longue ascension qui devait me mener à la frontière helvético-italienne à 2 950 m ! Mûrement préparée, « travaillée » même, cette randonnée devait me donner à voir un des plus sommets d’Europe, le Mont Rose… Après 6 heures d’efforts soutenus et alors que je traversais le dernier et long névé, une immense nuage, épais comme une mousse au chocolat, vint couronner mon moral d’un voile de découragement et repousser à d’autres calendes le spectacle de mon projet… Et pourtant ! Quelle surprise de voir à hauteur de ce sommet désolé, venté et glacé, émerger du brouillard une forme inquiétante dont je distinguais en premier lieu les contours d’une arme type mitraillette… Un douanier italien en fait ! Qui me demanda de son plus beau langage administratif mon passeport… J’étais sur un chemin de contrebande m’apprit-il tout en m’invitant – probablement attendri par ma mine déconfite et rassuré par la régularité de ma situation – à partager un inoubliable expresso dans sa cabane chauffée. A défaut de voir le Mont Rose, je pus lire ce jour-là dans le marc de café que l’avenir se dessinait d’abord avec ses pieds…

C’est ici la Terre ?

Il est un des lieux communs de la marche que de souligner sa capacité à nous abstraire de la marche du monde, à nous faire entrer en méditation, en contemplation ou – pour donner dans le contemporain – à contribuer à l’évacuation du stress. Pourtant, il existe à mes yeux une autre vertu dans l’itinérance pédestre…
Un après-midi d’hiver dans un soleil d’œuf au plat – tellement le ciel blanchissait sous le froid – j’avançais, solitaire, le long d’un chemin vicinal rectiligne et littéralement déposé sur un talus qui séparait de part et d’autre deux immenses champs cultivés en contrebas. Au bout d’un moment, je me surpris à dévisager mon ombre projetée sur le champ à ma gauche et qui s’obstinait à me montrer la voie, toute à son travail discipliné. Je la trouvai vite charmeuse cette ombre, découpant dans les semis de blé ma silhouette un peu voûtée, portée par mon chapeau camarguais. Comme un appel au large, aux grandes étendues sans frontières. Difficile de dire pourquoi à cet instant, dans cet isolement figé, je me trouvai beau… oui, beau. Au point de m’émouvoir non pas encore une fois comme un Narcisse affamé mais plutôt comme un “pauvre“ homme qui s’autorise à se regarder nu (car finalement tout ombre est un nu), en face (même si c’est de côté…), sans fard et finalement avec une lucidité émerveillée. Car la marche offre à nos lunettes civilisées et si exigeantes, un regard dépouillé où la traque sourcilleuse des qualités et défauts s’efface au profit d’un œil de nouveau-né… C’est ici la Terre ?